Frégonde (Alexandre HARDY)

Sous-titre : le chaste amour

Tragi-comédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, en 1621.

 

Personnages

 

LE MARQUIS DE COTRON

LE COMTE DE CELANE

DOM YVAN

ALPHONSE

FRÉGONDE

NOURRICE

MESSAGER

SINAN BASCHA

TROUPE DE TURCS

CATALDE

L’OMBRE

 

 

ARGUMENT

 

Le Marquis de Cotron jeune Seigneur aussi sage que valeureux, et fort bien voulu d’Alphonse Roi de Naples, se trouve fortuitement à la chasse surpris du mauvais temps avec le Comte Ludovic son intime, ce qui les oblige de prendre le couvert chez Dom Yuan brave Cavalier Espagnol et mari de la belle Frégonde, qui d’abord donne tant d’amour au Marquis qu’il lui fut depuis impossible de vaincre sa passion, de sorte qu’après plusieurs vaines poursuites, en fin les affaires de Dom Yuan qu’un procès ruinait de fond en comble sans le secours du Marquis, amollirent la cruauté de Frégonde, ne tâchant dès lors qu’à récompenser l’amoureuse persévérance du Marquis, ce que lui ayant aperçu, au lieu de poursuivre sa pointe, un remords de survendre ses faneurs au mari en l’honneur butiné de Frégonde, se ferme en la vertueuse résolution de n’y plus penser, et au même temps il procure le gouvernement de la Calabre à Dom Yuan qui mourut incontinent après en certaine bataille donnée contre les Turcs, mort qui faisait résoudre Frégonde à quitter le monde pour se confiner dans un cloître si le Marquis ne se fut substitué à la place du défunt, la recevant à femme pour le commun contentement.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

LE MARQUIS, NOURRICE

 

LE MARQUIS.

Aucune passion n’ébranle nos courages,

Tant que celle qu’amour suscite en ses orages,

L’homme peut, vertueux, des autres triompher,

Peut, Alcide, au berceau ces monstres étouffer,

Qui veulent engloutir sa raison précieuse ;

La volupté, sans plus, peste pernicieuse,

Lui demeure invincible et rarement démord.

Que l’homme de ses coups blessé ne tombe mort :

Désastre qui ne veut une preuve plus ample,

Qui sans chercher ailleurs, a chez moi son exemple,

Captif d’une beauté farouche qui me fuit,

À ne rien espérer que sa haine, réduit,

Captif d’une beauté qui depuis deux années,

Entre mille langueurs traîne mes destinées,

Tant de travaux perdus, qu’à les remémorer,

L’œil a peine se peut contenir de plorer,

Que leur nombre excessif ma créance surpasse,

Que confus et honteux, y pensant je trépasse,

Impudique penser tu as beau revenir,

Ma gloire désormais jure de te bannir,

Ma gloire désormais te déclare la guerre,

Le moyen d’aimer plus une masse de pierre,

Une chez qui l’orgueil dispute la beauté,

Qui n’est rien que mépris, que pure cruauté.

Ô blasphème impieux, ô frénésie étrange,

Tu blâmes ce qui plus mérite de louange,

Une chaste froideur, qui sa perfection

Doit ancrer davantage en ton affection.

Mais pourquoi t’obstiner à l’impossible encore,

Un légitime époux possède cette Aurore,

Capable de sa grâce et de la contenter,

Sage, ne veuille donc sur leur couche attenter,

L’adultère toujours funeste en son issue,

À des entrepreneurs l’espérance déçue,

Le Ciel juste punit quiconque vicieux,

Veut rompre se lien saintement précieux,

Quiconque sur autrui pratique telle injure,

Qui confond et le sang et l’ordre de nature.

Ô scrupule frivole, hélas ! hélas combien

Te franchissent d’amants pour atteindre ce bien,

Frivole voirement, vu qu’au temps d’innocence,

L’homme heureux n’eut de toi la moindre connaissance,

Une loi tyrannique au monde t’introduit,

Par ce monstre d’honneur, notre fléau, conduit.

Reprend courage donc, renforce ta constance,

Le plaisir amoureux croit en sa résistance,

Certain moyen te reste à tenter, et voici

Son organe attendu qui s’achemine ici,

Autre n’a de créance égale chez la belle,

Autre ne saurait mieux convertir ta rebelle,

Abordons-la : Nourrice un mot, obligez moi,

D’écouter une plainte en ce lieu de pied coi.

NOURRICE.

Illustre cavalier la plainte ne s’adresse,

Qu’où l’égalité peut sortir d’une détresse,

Honneur incompatible à ma condition,

Qui n’eut onc et n’aura plus grande ambition,

Que rendre à vos pareils le devoir d’un service,

Commandez seulement, afin que j’obéisse.

LE MARQUIS.

Avant que s’embarquer davantage au discours,

Voyons qu’aucun Argus n’interrompe son cours,

Voyons (car le secret m’importe de la vie)

Qu’aucun ne le trahisse empoisonné d’envie.

NOURRICE.

Âme vivante ici ne saurait l’écouter,

Dites a cela près et sans rien redouter.

LE MARQUIS.

Une appréhension de refus, tient glacée

La voix qui n’ose pas exprimer la pensée.

NOURRICE.

Vaine appréhension que ne dût concevoir

Un qui sur moi se sait absolu de pouvoir.

LE MARQUIS.

Cieux ! pourvu que l’effet aux paroles réponde.

Ma félicité n’eut et n’aura de seconde,

À mes longues douleurs vous donnez guérison,

Vous me mettez en main la clef de ma prison.

NOURRICE.

Tels obliques détours n’avancent une chose,

Qu’impossible en l’esprit d’ailleurs je présuppose.

LE MARQUIS.

Le Médecin jamais ne condamne à la mort,

Paravant que son art face un dernier effort ;

Ainsi ma bonne mère en ce mal implorée,

Sa cure ne sera du tout désespérée,

Si daignez, favorable, embrasser le souci

De me rendre un courage implacable adouci ;

Laborieux chef-d’œuvre à qui la récompense

Ne saurait s’assortir par aucune dépense,

À qui j’exposerai le crédit et les biens,

Faites donc ce miracle en brisant mes liens,

Une fois allégé de ma fièvre amoureuse,

Après il n’y aura vieillesse plus heureuse,

Vous possédez en moi par ce rare bienfait,

Le trésor d’un ami véritable et parfait.

NOURRICE.

Ma vie s’offrirait en dévot sacrifice,

Plutôt que me soumettre à ce honteux office,

Demandez-la, monsieur, elle ne tient à rien,

Quittant cette poursuite, ami de votre bien,

L’aigle aimera premier le serpent qui dévore

Dans l’aire ses petits qui ne font que d’éclore,

Les peuples écaillez oublieront à nager,

Scylle et Charybde auront leurs gouffres sans danger,

Lorsque vous corromprez le courage pudique

D’une autre Pénélope en son espèce unique,

D’une qui vous redoute à l’égal du trépas,

Qui soupçonneuse fuit toute sorte d’appas,

Qui dessus son honneur ne donnera de prise,

Désistez, me croyant, d’une vaine entreprise.

LE MARQUIS.

Las ! pourvu que quelqu’un déclarât le motif,

D’une haine conçue envers moi son captif,

Ou qu’elle me daignât ouïr sur ma défense,

La satisfaction soudaine de l’offense

Fléchirait ses rigueurs qui croissent chaque jour,

Où une brave mort finirait mon amour :

Nourrice vous pouvez me dire l’origine

Qui couve tant de fiel en cette âme divine,

Chez elle vous pouvez me frayer quelque accès,

Afin que son arrêt décide le procès,

Que mon triste destin s’arme de patience,

S’il faut passer coupable au fleuve d’oubliance.

NOURRICE.

Sa raison légitime est l’amour conjugal,

Qui doit en fermeté durer toujours égal,

Qui ne se communique à diverse personne,

Et que la seule parque impiteuse moissonne.

LE MARQUIS.

Les plus chastes par fois relâchent ce devoir,

Et savent au bonheur qui s’offre mieux pourvoir.

NOURRICE.

Quel bonheur d’exposer sa vierge renommée,

Sous ombre d’un plaisir qui se perd en fumée.

LE MARQUIS.

Tel scandale n’advient qu’aux amants indiscrets,

Qui souffrent qu’un vulgaire entame leurs secrets.

NOURRICE.

La conscience vaut mille luges capables

D’effrayer, de gêner des crimes si coupables.

LE MARQUIS.

Nature ne pécha, ne péchera jamais.

NOURRICE.

Non, qui fera vertu du vice désormais.

LE MARQUIS.

Quel vice trouvez-vous à une belle Dame,

Ainsi que le Soleil épand sa claire flamme,

D’épandre ses faveurs où quelque digne objet

Réciproque d’amour, en donne le sujet.

NOURRICE.

Savoir si de mari tenant ores la place,

Vous ne la voudriez pas vers tout autre de glace.

LE MARQUIS.

Pourvu qu’à mon déçu la chose se passât,

Et qu’un de son mérite aussi la caressât,

Et que l’honneur acquis n’en souffrit plaie aucune,

Hasard, je ne tiendrais rien moindre ma fortune.

NOURRICE.

Vous le dites de bouche, et de cœur nullement,

LE MARQUIS.

Sa vue à me guérir suffirait seulement,

Sa vue qui n’eut point la terreur ordinaire,

Libérale sans plus d’un aspect débonnaire,

Quiconque me voudra ce bonheur obtenir,

Contre la pauvreté s’assure à l’avenir.

NOURRICE.

Mais du regard après au devis on aspire,

Du devis la douleur amoureuse s’empire,

L’impatience croît, et la cupidité

Porte toujours le cœur au but prémédité.

LE MARQUIS.

Ô dure conséquence, ah ! que ne peut mon âme

Montrer aperte, à nu la candeur de sa flamme,

Vous aideriez, fléchie, à me ressusciter,

Et pareilles faneurs licites susciter.

NOURRICE.

Qui croirait amortir pareille convoitise,

Avec la privauté d’une honnête hantise,

Toutefois...

LE MARQUIS.

Pitoyable ôtez ce repentir

De ne vouloir ma perte injuste, consentir.

NOURRICE.

Épiez, vigilant, l’heure que sur la porte

Seulette, elle m’aura de favorable escorte,

Favorable pour vous, car lors je ferai tant,

Que, peut-être, l’irez en discours arrêtant.

LE MARQUIS.

Ô promesse qui m’es plus chère qu’un empire,

L’espoir de ton effet allège mon martyre,

Tu charmes ses douleurs, qui jusques à ce jour

Me consommèrent vif dans les fiâmes d’amour.

NOURRICE.

Capitulons premier, que modestement sage,

En cas que seule à seul, attrapée au passage,

Un mot n’échappera qui la puisse offenser,

Qui puisse tant soit peu l’honneur intéresser,

Sur peine.

LE MARQUIS.

De subir à la moindre insolence,

(Au cas que le respect mon désir ne balance)

Une punition d’exil perpétuel,

Supplice cent fois plus que la parque, cruel.

NOURRICE.

Monsieur, jusqu’au revoir, l’heure s’en va passée

Qu’on m’attend au logis pour affaire pressée.

LE MARQUIS.

Prenez cette émeraude, ares de l’avenir,

Afin qu’elle m’imprime en votre souvenir.

NOURRICE.

Hé Dieu que faites-vous, mille mercis, je jure,

Chère la conserver jusqu’à la sépulture :

Or adieu derechef, ne désespérez point,

Possible que vos vœux tomberont à leur point.

 

 

Scène II

 

LE MARQUIS, LE COMTE

 

LE MARQUIS.

Permets-le fils ailé de la Déesse blonde,

Que conçut dans les flots une écume féconde,

Donne à ce mien présent son efficace entier,

Car nulle autre qui fut mieux duite à ce métier

Ne se pouvait choisir, nulle autre qui me puisse

Rendre cette beauté d’infléchible propice :

Ô que les présents font nos courages changer,

Ils mettent l’assurance où était le danger,

Leur occulte vertu passe à Jupiter même.

Et l’apaise, irrité, dans son trône suprême ;

Une simple émeraude a désarmé soudain

La vieille épouvantable en son premier dédain,

Qui de ce beau Soleil moyennera la vue,

D’autres ruses après suffisamment pourvue

Pour oser davantage, et croître son secours

Ainsi que mes présents s’augmenteront toujours,

Le plus faible principe avance un grand ouvrage ;

Mais cache, retenu, l’aise de ton courage,

Voici venir ce Comte ami trop vertueux,

À qui semblable amour déplaît, voluptueux.

LE COMTE.

Si je ne suis trompé, quelque bonne nouvelle

Écrite sur ce front vous tenait en cervelle ;

Cupidon favorable adoucit la rigueur

De celle qui vous tint un long siècle en langueur,

Pourquoi me le cacher, encore qu’asservie,

Elle me ferait plus de pitié que d’envie,

Votre contentement la dessus est le mien,

Pourvu qu’un repentir ne talonne ce bien.

LE MARQUIS.

Imaginaire bien qui selon l’apparence,

Ne m’adviendra jamais que contre l’espérance,

Sa poursuite me lasse et vous méconte fort,

Qui, prêt de submerger, me présumez à port.

LE COMTE.

Se servant au besoin d’un avis salutaire,

Tel naufrage ne peut venir que volontaire,

Fuyez l’occasion de voir a tout propos

Un objet si fatal à votre humain repos,

Puis que dorénavant la poursuite vous lasse,

Que l’antique raison se remette en sa place,

Qu’elle se représente et le temps et les biens

Prodigués à forger de rigoureux liens,

Où l’espoir ne luit plus l’homme sage désiste,

D’ailleurs la volupté craint quiconque résiste,

Elle cède à la longue, et nommément alors

Qu’une chaste vertu fait ses derniers efforts,

Qu’Ulysses résolus à voiles et à rames,

Des Sereines on fuit les rivages infâmes,

Car mon conseil en vous ne produit son effet,

Si proche du serpent qui la blessure a fait.

LE MARQUIS.

L’hydropique assuré que la parque inhumaine

Le ravira bientôt en sa demeure vaine,

Meurt plus content beaucoup après avoir éteint

L’aride soif qui l’enfle à lui pâlit le teint :

Ainsi voir les beaux yeux de ma douce meurtrière,

Dire un dernier adieu à leur vive lumière,

Résoudrait mon amour a souffrir autre part

Une mort renaissante et a quelque départ.

LE COMTE.

Abus, énorme abus, l’objet meut la puissance,

Le désir en la vue augmente sa licence,

Le plus chaste courage et plus religieux,

Prendrait de ses regards un mal contagieux,

Le vaincu ne doit plus retourner où sa gloire

Au vainqueur implacable a cédé la victoire :

Allons pour divertir tel ocieux penser.

Ce qui reste du jour à la chasse passer.

LE MARQUIS.

Allons, nul autre ébat ne m’allège sa peine,

Nul autre ne lui fait reprendre un peu d’haleine.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

FRÉGONDE, NOURRICE, LE MARQUIS

 

FRÉGONDE.

La femme ignore bien sa meilleure fortune,

Déplorable, éprouvant la céleste rancune,

Qui s’ose prévaloir en la possession

D’une beauté qui fait à l’âge cession,

Qui périssable fleur, après le printemps laisse

Sa dépouille honteuse à la pâle vieillesse,

Butte perpétuelle où la cupidité

Décoche tous les traits d’un dol prémédité,

Trésor pernicieux qui les larrons attire,

Qui cause plus de maux que l’on n’en saurait dire,

Ma propre expérience, hélas, hélas ! me sert

De témoins assurés, moi qu’hôtesse elle perd,

Moi qui depuis deux ans presque noyée en larmes,

Supporte, à son sujet, d’éternelles alarmes,

Supporte des assauts dont le simple penser,

Confuse, m’épouvante et me fait hérisser :

Quels cauteleux appas n’a semé ce perfide,

Du naufrage espéré de mon honneur, avide,

Les festins, les tournois, les présents apostés,

Tous ceux qu’il crut séduire à ma suite accostés,

D’impudiques regards vue perte à toute heure,

Comme pour dévorer le Crocodile pleure,

Ses yeux mêmes par fois, insigne lâcheté,

Assister le dessein de sa méchanceté,

Tous ces périls depuis m’environnent, craintive,

Qui ma forte douleur en mon âme captive,

Qui n’ose importuner le repos d’un époux,

Crainte que le soupçon ne se forme jalons,

Ou bien que la fureur ne porte son courage,

À venger sur le traître un si sensible outrage ;

En ces extrémités tremblante à chaque pas,

Je souhaite ma vie échangée au trépas,

Mon ombre m’épouvante, et l’unique remède

Consiste à se bannir d’où la crainte procède,

Consiste à ne plus faire un périlleux séjour

Parmi la médisance et ces mouches de Cour :

Mais la difficulté qui me tue innocente,

Est qu’a pareil exil mon Ulysse consente,

Qu’il ne veuille éplucher sa cause de trop près,

Faible amorce d’un feu qui ne s’éteint après.

Ô contraires pensers qui me déchirent l’âme,

Ô Dieu père commun, ta pitié je réclame,

Veuille-moi libérer de telle oppression,

Ou de mes jours finis borne l’affliction.

NOURRICE.

Quel subit accident vous provoque ces plaintes ?

Vous attire ces pleurs solitaires épreintes ?

Quel soucieux ennui sans me le révéler,

Et un conseil fidèle au secours appeler,

Vous afflige ma vie ? hélas ! dites de grâce ?

À voir en tel état mon appui je trépasse.

FRÉGONDE.

Même cause de peur m’intimide toujours,

Une même douleur persécute mes jours,

Honteuse à référer, et qui trop reconnue

Décharge en votre sein sa plainte continue :

Ce mortel ennemi de mon chaste repos,

Nouvelles trahisons machine à tout propos,

Ce spectre furieux me poursuit, innocente,

Et de nécessité faudra que je l’absente.

NOURRICE.

L’excès blâmable nuit en toutes actions,

Il ne faut qu’à sa borne inique nous passions,

l’avoue que l’honneur n’a de garde trop sûre,

Que le coup est mortel de sa moindre blessure,

Mais à qui se défie, à qui tient comme vous

Ce précieux dépôt en la main d’un époux,

Nul péril ne saurait, nulle embûche dressée,

Réussir que honteuse à qui l’aura brassée,

J’oserai dire plus, qu’afin de m’eximer

À semblable poursuite, ains de la supprimer,

En trois mots l’impudent connaîtrait mon courage,

Capables d’amortir sa frénétique rage,

Pourquoi non, l’indiscret sa pointe poursuivant,

S’entretient d’un espoir fondé dessus le vent,

Et croit que ce silence austère ne suppose

Qu’une pudeur qui tient l’affection renclose,

Ou après le refus il n’aurait qu’espérer,

Salutaire moyen propre à vous libérer.

FRÉGONDE.

Ce conseil périlleux penche vers l’impudence,

Ou montre l’âge vieil quelquefois sans prudence,

Le moindre accès permis à ce serpent rusé,

Me scandaliserait chez un peuple abusé,

Un peuple qui se plaît de nature à médire,

Trouvant es actions plus saintes à redire ;

Joint que mon mari peut a ce parlementer

Concevoir un martel, ou conçu l’augmenter :

Bien vivre ne suffit selon la conscience,

Qui donne a soupçonner de certaine science.

NOURRICE.

Voilà que c’est encor, ma franchise fera

Qu’un aiguillon de fiel sa candeur piquera,

N’importe, estimez moi parler a l’étourdie,

La vérité pourtant me dispense, hardie

À dire le Marquis vertueux jusques là,

Qu’onc un désir brutal dans lui ne se coula,

À croire que jamais sa bouche téméraire

N’entamerait discours à votre honneur contraire,

Un Seigneur si bénin, si sage, si bien né,

De vos perfections paraît passionné,

Mais sans pire dessein que la simple hantise

À tous les gens d’honneur ses semblables, permise :

Madame on ne saurait s’acquérir trop d’amis ;

Bon Dieu je l’aperçois, chez qui nature a mis,

Tout ce qui nous peut rendre aimable une personne,

Entendons-le parler : hé quelle ire félonne

Enflamme ce beau front V ne le fuyez ainsi,

Qui semble de son juge implorer la merci.

FRÉGONDE.

Ne t’émancipe plus déloyale Mégère,

À qui le suborneur ses passions suggère,

De paraître à mes yeux poilus de ton aspect,

Sinon que ta vieillesse obtient quelque respect,

Fui, mais soudainement, la juste impatience,

Las ! où pourra-t-on plus assurer sa fiance,

Celle qui m’allaita, corrompue, ose bien

Maintenir que l’honneur aventuré n’est rien,

Ose maquereller sa propre nourriture :

Mais ores du plus pur de mon âme je jure

M’absenter et si loin que tu perdras, méchant,

La trace avec l’espoir qui t’allait alléchant.

NOURRICE, seule.

Pauvre femme perdue, où sera ta retraite ?

Un gain sordide, hélas ! précipite, indiscrète,

Ta vieillesse chenue en ce honteux malheur,

Pareil crime n’a point de valable couleur :

Mais recours a tes yeux contre cet infortune,

Dont la bonde lâchée arrête sa rancune,

Qui peuvent, enseignés, à force de pleuvoir,

Prouver que tu n’as rien fait contre le devoir.

LE MARQUIS, seul.

Pareil au voyageur qui voit réduire en poudre

L’arbre son seul abri, par un grand coup de foudre,

Il demeure immobile, et les sens égarés

Présument ses esprits hors du cors séparés ;

Las ! misérable, ainsi la colère impourvue

De ce monstre d’orgueil épouvante ma vue,

Une apparence assez donne a conjecturer,

Que la vieille, mon mieux désirant procurer,

Désirant m’aplanir le chemin de sa grâce,

Encourt a mon sujet cette horrible disgrâce ;

Ô cieux jamais aspic, non jamais lion roux,

Ne parurent enflez de semblable courroux.

Amour qui dans ses yeux exerce un double empire,

À presque éteint sa flamme en celle de son ire,

Presque voulu quitter leur séjour précieux

Plus que celui de Paphe et que celui des deux ;

Tigresse impitoyable, encore si ta bouche

La cause m’eût appris, qui de moi t’effarouche,

Si ta haine mortelle avait quelque raison ;

Sa cruauté brutale et sans comparaison,

Ne saurait en trouver qu’une expresse malice.

Que mon courage ainsi plus longtemps s’avilisse,

Se profane a servir un perfide animal,

Ennemi de la gloire et instrument du mal :

Non, tu ne me tiens plus, l’épreuve me fait sage,

Je renonce au labeur de tel apprentissage,

Et croirai ton avis, ô mon Pylade cher,

Sans jamais plus ce banc naufrageux approcher.

 

 

Scène II

 

DOM YVAN, FRÉGONDE

 

DOM YVAN.

Vous voyez qu’aujourd’hui toute charité morte,

L’avarice à tous maux ouvre une large porte,

Le plus proche lien du parentage saint,

Par son hydropisie inhumaine s’enfreint :

Ceux en qui je posai ma crédule fiance,

D’envahir notre bien ne font pas conscience,

Ils aboient après ce peu qui justement,

Paisibles, entretint notre contentement :

Ô siècle perverti, ô misérable monde,

Ô douleur, ô douleur qui me mine, profonde,

Ô justice vraiment aveugle, pour ne voir

Le droit des innocents qu’opprime le pouvoir,

Un dédale confus perd ma raison surprise,

Sans conseil, sans secours, sans aucune franchise ;

Contre tels oppresseurs, m’amour, pensons de près,

Qui supplié, nous rompt ces cordages après.

FRÉGONDE.

Mon cerveau qu’affaiblit, débile de soi-même,

Une crainte muette, une misère extrême,

Ne peut contribuer que les pleurs de secours,

Outre que la nature irait à contre cours,

Si ma témérité s’ingérait, punissable,

D’entreprendre sur vous quelque chose semblable,

Sur vous dont je ne suis, que l’ombre, encore pas,

Chez qui mes actions empruntent leur compas.

DOM YVAN.

Rien moins, tu m’as souvent es troubles domestiques

Donné de bons avis, et voire prophétiques,

D’abord la femme excelle en ses opinions,

Que, préférables, lors il faut que nous prenions,

Pareilles à la fleur que sa plante hâtive

Ne jette qu’une fois, passagère et fuitive,

Pareilles aux esprits que les fourneaux ardents

Poussent des minéraux qu’on enferme dedans.

Or en quoi le destin m’afflige davantage,

Mes ennemis sur moi n’obtiennent l’avantage,

D’un combat assigné, où l’on puisse au besoin

Secourir son honneur les armes dans le poing,

Leur victoire consiste en lâches procédures,

En mille faussetés que font les écritures

De ceux à qui le gain la conscience vend,

Du dommage d’autrui riches le plus souvent.

FRÉGONDE.

Ce qui me trouble plus, est que la multitude

De ces amis de bouche (extrême ingratitude)

Offerte d’ordinaire et sans nécessité,

N’en montre un secourable à telle adversité.

DOM YVAN.

Ainsi beaucoup d’oiseaux, lors que l’hiver arrive,

Que les fleuves glacés hérissent à la rive,

Trouvent bien loin de nous un climat chaleureux,

Ainsi chacun s’écarte et fuit le malheureux :

Ces flatteurs qu’attirait la fortune prospère,

De nous avoir connus tournent à vitupère,

Et mon dernier espoir sur un reste fondé,

Que jamais la prière encore n’a sondé,

Que sa seule vertu m’approche reconnue

Telle qu’un beau soleil qu’enveloppe la nue,

De moindres obligés, m’enhardissent d’aller

Sa courtoise clémence envers nous signaler.

FRÉGONDE.

Le nom ?

DOM YVAN.

C’est ce Marquis que le Roi favorise,

Qu’envers sa majesté le mérite autorise,

Que les plus envieux sont contrains d’admirer,

Et qui semble de soi mon secours respirer.

FRÉGONDE.

Ah monsieur, que souvent l’hypocrite apparence,

Déçoit quiconque y met sa crédule assurance,

Aucun des courtisans n’offense plus mes yeux,

La seule vanité le fait officieux,

Et pareille entremise au besoin réclamée,

Vous conservant les biens perdrait la renommée.

DOM YVAN.

Pourquoi cela mon heur ? hé quel sujet as-tu

De le calomnier, accompli de vertu,

Suspens, ne me découvre à demi ta pensée,

Désigne l’action scandaleuse passée,

Qui d’aimable, te rend ce seigneur odieux,

Qui t’oppose à la vue un nuage envieux,

Toute haine n’ayant son motif légitime,

Se réfère à l’envie abominable crime.

FRÉGONDE.

L’honneur ne me permet de rien spécifier,

Sinon qu’a son support on ne se dût fier.

DOM YVAN.

Est-ce que suborneur, quelque sourde pratique

Couve telle rancune en ton âme pudique ?

FRÉGONDE.

Jamais, je ne saurai le dire sans mentir.

DOM YVAN.

Pense qu’alors voici de quoi m’en ressentir.

FRÉGONDE.

Sa familiarité périlleuse attirée,

D’un présage mauvais m’épouvante, inspirée.

DOM YVAN.

Chaste, il faut néanmoins vivre plus librement,

On te réputera trop farouche autrement,

Puis la femme de bien toujours prête en défense,

Ne craint qu’aucun aguet adversaire l’offense.

Elle marche par tout sûre, la tête haute,

Et des fausses rumeurs d’un commun ne lui chaut.

FRÉGONDE.

Ne dites pas ainsi, je plus sensible outrage

Qui me peut allumer la fureur au courage,

Serait de voir mon los entier jusqu’à présent,

Brocardé, lacéré d’un peuple médisant,

Que tout autre malheur tolérable m’arrive

Avant que de ce bien précieux on me prive.

DOM YVAN.

Mais représente toi, rendue à ta raison,

Qu’en lieux plus relevez et sans comparaison,

Ce Marquis reconnu la même modestie,

Que toutes les vertus aiment par sympathie,

Converse privément, bien venu, bien reçu,

Qui, sage, n’a l’espoir de ses hôtes déçu,

Dont les déportements n’ont reproche ne plainte,

Tel exemple suffise à réprimer ta crainte.

FRÉGONDE.

M’oppose ces raisons frivoles qui voudra,

Près du loup affamé la brebis ne craindra,

Et l’oiseau d’Apollon sans peur verra descendre

L’Aigle qui le dévore aux rives de Méandre,

Alors que je croirai n’avoir que redouter,

Si ce renard un jour venait à nous hanter.

DOM YVAN.

Tu changeras d’avis après l’expérience.

FRÉGONDE.

Vous vous repentirez de trop de confiance.

DOM YVAN.

Non pas si ton devoir veut persister égal,

Comme par le passé en l’amour conjugal.

FRÉGONDE.

Quant à ce point la fin couronnera l’ouvrage,

Imprenable aux assauts d’une lubrique rage,

Que survivra l’honneur. Phare qui me conduit

À travers les périls d’une orageuse nuit.

DOM YVAN.

Or sus réjouis-toi, n’embrassant autre cure,

Tandis que tel secours utile je procure,

Que je vais d’un ami faire épreuve au besoin,

Sans emprunter d’ailleurs quelque asile plus loin.

FRÉGONDE, seule.

Que la misère, ô cieux ! conseillère infidèle

Séduit le jugement de la tourbe mortelle,

Et précipite à coup nos aveugles esprits

Aux actions qui n’ont que la honte de pris,

Chez qui le repentir se coule inévitable :

Thieste n’éprouva si funeste la table

De son traître homicide et barbare germain,

Que celui que tu veux qui nous tende la main,

Que la nécessité dommageable t’approche

Ainsi que l’hameçon présente son bec croche

À l’avide poisson qu’il engloutit après ;

Las hélas, on dirait que le malheur exprès,

Choisit à m’affliger cet homme dans le monde,

Ains qu’un monstre sorti hors de la nuit profonde

Asservit mon destin dessous sa cruauté,

Toutefois, cher époux, ferme de loyauté,

Croi que jamais rival ne souillera ta couche,

Et que ton honneur plus que toi-même, me touche,

Honneur qui prévaudra sur toute affliction,

Comme en quoi git le plus de sa perfection.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

LE MARQUIS DE COTRON, LE COMTE DE CELANE

 

LE MARQUIS.

Onc vainqueur honoré de la palme conquise

À ces fameux tournois célébrés dedans Pise,

One ce brave Thébain, des vertus le support,

En son empire même ayant dompté la mort,

Ne purent concevoir en l’âme plus de joie,

Que je fais n’étant plus a ce vautour en proie,

Vautour de volupté qui l’âme becquetait,

Et qui devant mes yeux sans cesse voletait,

Vautour que la raison chasse victorieuse,

Mais non pas sans beaucoup de peine glorieuse :

Or êtes vous l’Alcide unique à qui je dois

La liberté rendue et remise chez moi,

Votre divin conseil puissant aléxitère,

À ce venin dompté qui le bon sens altère,

Votre divin conseil guérit un furieux

Qui se précipitait dans le vice à clos yeux,

Et l’a seul retenu de sa chute mortelle,

Où d’un ami parfait s’admire le modèle,

D’un ami que mon los exaltera toujours,

Dussé-je de Nestor surpasser les longs jours.

LE COMTE.

Pourvu que le courage exprime la pensée,

Ma peine se répute assez récompensée,

Elle cueille féconde un agréable fruit,

Que l’amitié propose et que son champ produit.

Mais ne sais quel indice a la raison palpable,

Vous montre d’une feinte en cet endroit coupable,

Par trop officieux a l’époux affligé,

C’est avoir sa partie au combat obligé,

C’est selon le proverbe, en l’amoureuse guerre

Faire, adextre, deux coups ne jetant qu’une pierre,

Stratagème fatal à qui mal avisé,

Loin de tromper autrui se trompe, déguisé.

LE MARQUIS.

Non, foi de gentilhomme, il n’y a nulle feinte,

Telle ocieuse flamme entièrement éteinte :

Bien plus, l’acte vers vous qui semble un peu suspect,

Sert de frein vertueux dessous certain respect,

Car l’Ulysse prudent de cette Pénélope,

Que d’un fâcheux procès mon secours développe,

Mieux goûté que jamais, gagna si bien mon cœur,

Que l’amour, de captif me reconnaît vainqueur,

Qu’entreprendre malin sur sa nopcière couche,

Me semble un sacrilège, en sa place me touche,

Point d’un juste remords, qu’onc si lâche désir

Ait eu de s’allumer dedans l’âme loisir.

LE COMTE.

Qui le crime prévient avec la pénitence,

Ne se peut condamner par aucune sentence,

L’opportun repentir du jour au lendemain,

Se répute innocence entre le genre humain,

Si sujet à broncher, que la vertu plus rare

Cède au vice souvent qui de son lieu s’empare.

Or puis que libéré, dites moi la raison

Pour laquelle tantôt proche de la maison,

Temple où cette beauté plus qu’humaine réside,

Votre œil fixe semblait la dévorer avide,

Invisible témoin, l’on ne me saurait pas

Démentir la dessus qui retraçai vos pas :

L’âme attentive après une semblable idée,

N’infère sa blessure encor consolidée.

LE MARQUIS.

Ô comme le soupçon juge sinistrement,

La chose, sur mon dieu, passe tout autrement,

Sachez que le mari a reçu, non pas elle,

Ce salut mutuel qui vous met en cervelle,

Jaçoit qu’à la fenêtre accourue, où soudain

Au lieu d’humilité, un modeste dédain

Lui donne désormais le congé sans mot dire,

Telle cupidité réduite à mon empire.

LE COMTE.

Tant mieux, le ciel m’exauce en ce triomphe acquis,

À qui plus qu’un seul point de manque n’est requis.

LE MARQUIS.

Hé quel mon bon ami ?

LE COMTE.

L’absence quelque espace

D’un objet qui le feu remettrait en la glace,

D’un œil contagieux plein de charmants appas,

Le malade affermi naguères sur ses pas,

Au plus petit excès dispensé, récidive,

Ne lui affrontez donc l’âme si maladive,

Si débile qu’il faut contenir sa raison

Loin du mal évité, recluse en la maison.

LE MARQUIS.

Salutaire conseil qui mes projets seconde,

Et n’en peut recevoir qu’une gloire seconde,

Résolu de briguer à l’époux valeureux,

Un grade qui l’anime et le contente heureux,

Qui tire son renom de l’ignoble poussière,

Employé quelque part bien loin sur la frontière,

Où sa femme le suive, éclipsant de mes yeux

Ce beau portrait fatal aux plus religieux.

LE COMTE.

Plus digne occasion, plus louable, plus belle

Ne vous saurait venger d’une dame rebelle,

Vindicte que l’époux heureuse éprouvera,

Vindicte que chacun joyeux approuvera,

Comme propre à tirer un généreux courage,

De l’ombre du repos fainéant qui l’outrage,

Ainsi la cause atteint, mauvaise, un bon effet,

Ainsi le commun los payera ce bienfait.

LE MARQUIS.

Beaucoup, faute d’avoir qui leurs vertus appuie,

Ressemblent un bon champ à qui manque la pluie,

Ressemblent aux boutons qui meurent sans s’ouvrir

Alors que le soleil ne les peut découvrir :

Déplorable malheur en l’homme que vous dites,

Auquel jusques ici les charges interdites

Dues à sa valeur trop légitimement,

Valeur que d’apparence une honte dément,

Valeur incompatible aux ruses charlatanes

Qui peuvent agrandir ces âmes courtisanes,

Sous ombre de savoir mieux flatter, mieux mentir,

Chez le Prince en leur chois sujet au repentir.

LE COMTE.

Maxime indubitable et qui n’a de réplique,

Et qui le mal connu ses remèdes applique,

Vous donc second Hercule, ayant brisé les fers

D’un procès qui le tint captif dans ses enfers,

Faites, intercesseur, que le Roi favorable,

Le tienne désormais en rang plus honorable,

Sa fortune ne peut qu’illustre devenir,

Reconnu ce qu’il est d’un maître à l’avenir.

LE MARQUIS.

La moindre occasion qui le mérite offerte,

Sans doute du passé réparera la perte,

Mon soin particulier l’arrête a son profit,

Et la simple entremise à ce faire suffît :

Or ce jour assez beau passons le temps ensemble,

Au vol d’une perdrix, s’entend si bon vous semble.

LE COMTE.

Autre ébat quel qu’il soit ne se pourrait choisir,

À qui plus volontiers s’adonne mon loisir,

Incliné de nature à la fauconnerie,

Qui la tien préférable à toute vénerie.

LE MARQUIS.

Allons, j’ai des oiseaux et de leurre et de poing,

Qui sans prendre l’essor forcent tout au besoin,

 

 

Scène II

 

DOM YVAN, FRÉGONDE, PAGE, NOURRICE

 

DOM YVAN.

Nulle félicité n’approche de la mienne,

L’esprit libre n’a plus qui captif le détienne,

Un que l’on doit nommer le Phœnix des amis,

En son calme premier maintenant l’a remis,

Un Héros sans pareil me redonne la vie,

Et me fait triompher de ce monstre d’envie ;

En quoi l’opinion sinistre vous déçut,

En quoi ma prévoyance un heureux fruit conçut,

Qu’ores elle recueille à plein récompensée :

Tu n’as que répliquer là dessus, ma pensée,

Tu vois que tel bienfait ne craint de repentir,

Et que l’auteur ne peut sa vertu démentir.

FRÉGONDE.

Certes je ne voudrais la chose encor à faire,

Et n’avoir néanmoins conseillé le contraire.

DOM YVAN.

Comme tu t’acquittas d’un pudique devoir,

Au désastre pendant le mien me fit pourvoir.

FRÉGONDE

Maintes fois le naufrage impitoyable arrive,

Alors que le vaisseau lèche presque la rive.

DOM YVAN.

La femme vertueuse onques n’appréhenda.

FRÉGONDE.

Et qui peut son renom blesser ne demanda.

DOM YVAN.

Pourquoi tenir suspect ce seigneur magnanime,

Sans la moindre apparence où cause légitime.

FRÉGONDE.

Certaine impression me demeure toujours,

Qui ne fait que s’accroître en la fuite des jours.

DOM YVAN.

Sur ce scrupule vain tu as voulu peut-être,

Choisir loin de la cour une maison champêtre.

FRÉGONDE.

Ma réputation cherche ou se conserver,

Et où le mal prévu ne la puisse trouver.

DOM YVAN.

Tu me faits remourir de cette folle crainte,

Quel mal te réduirait à semblable contrainte ?

FRÉGONDE.

Celui, de voir chez nous familier introduit

Un loup très dangereux à l’honneur qui le fuit.

DOM YVAN.

Sa conversation te plairait éprouvée,

Et sans doute à l’instant vertueuse approuvée.

FRÉGONDE.

Le bruit me donne plus a craindre que l’effet.

DOM YVAN.

Ombrageuse, n’offense un ami si parfait,

À qui je te voudrais fier dans même couche.

FRÉGONDE.

Fiance ridicule et bonne à quelque souche,

Ce misérable siècle en vices foisonnant,

Mais que veut si hâtif ce page maintenant ?

PAGE.

Monseigneur, quelque train de noblesse voisine

Qui vous vient visiter au galop s’achemine,

Chasseurs en petit nombre et l’oiseau sur le poing,

Qu’on ne peut discerner pour être encore loin.

FRÉGONDE.

Ô justes cieux trompez mon sinistre présage.

DOM YVAN.

Une frayeur de mort peinte sur ton visage,

Messied à l’action présente et au devoir,

Ores qu’il faut gaiment ses hôtes recevoir,

Va là dedans ma vie attendre leur veuve,

Ta face de tristesse ainsi que l’âme nue,

J’irai tandis l’accueil au grade mesurer,

Qui d’incivil ne veux le reproche endurer.

 

 

Scène III

 

SINAN, TROUPE DE TURCS

 

SINAN.

Un belliqueux exploit, compagnons, nous appelle,

À l’heureuse moisson de sa gloire immortelle,

Exploit que le silence important au dessein,

M’a tenu sous sa clef reclus dedans le sein,

Car tout chef indiscret en matière de guerre,

En son bruit sans effet imite le tonnerre,

Imite ces torrents effroyables d’abord,

Mais dont la chute rompt et l’orgueil et l’effort :

Ores l’occasion favorable attendue,

Par le temps à son point selon mes vœux rendue,

Permet que vous sachiez, invincibles guerriers,

Le champ où ma conduite augmente vos lauriers,

Ou la gloire Ottomane éclora sa lumière,

Et où votre valeur la portera première,

Ou la Calabre peut du jour au lendemain,

Ajouter au croissant l’antique aigle romain,

Asservie une fois, les Gaules, les Espagnes

Prennent le frein de nous voisines et compagnes,

L’Aleman, le Sarmate en suite subjugués,

Peuples l’un contre l’autre a cette heure ligués,

Vrai moyen d’achever sans peine l’entreprise :

Ainsi qu’on a toujours en la discorde éprise

Des Chrétiens insensés notre empire étendu,

Plus qu’où la force ouverte, a le sang répandu.

TROUPE.

Poursuis, brave Héros, ta pointe généreuse,

Certains de prospérer sous ta conduite heureuse,

Nous ne connaissons point d’ennemis assez fors,

Qui puissent soutenir nos foudroyants efforts,

Nous ne connaissons point de périls à ta suite,

Car ta dextre, affrontés, soudain les met en fuite,

D’ailleurs, ta prévoyance outrepasse l’humain,

Si que de ses projets aucun ne tombe vain,

Si qu’avec un tel chef on court à la victoire,

Qu’avec toi le butin accompagne la gloire.

SINAN.

Faites état, soldats, que le passé n’est rien,

Que mes autres exploits, moins qu’une ombre je tiens

Ce dernier comparé qui le lustre leur donne,

Qui l’ouvrage en sa fin glorieuse, couronne,

Allons donc résolus de ne démordre pas,

Plutôt qu’un déshonneur, souffrir mille trépas,

Le principal ici consiste en la surprise,

Et que chacun sa vie indomptable méprise,

Et que chacun son sang avise a n’épargner,

Lorsqu’il faudra l’abord sur les Chrétiens gagner.

 

 

Scène IV

 

NOURRICE

 

Bon Dieu le grand plaisir, l’agréable spectacle,

Comme amour en peu d’heure a su faire un miracle,

Celle qui n’était rien qu’orgueil, que cruauté,

Qui comme un monstre tint recluse sa beauté,

N’a ce jeune Seigneur si tôt vu, que charmée

L’ancienne rigueur la quitte désarmée,

Ses yeux fixes n’ont pas de regards à demi,

Pour goûter les appas de ce doux ennemi :

Modeste elle contraint sa bouche et son visage,

Mais qui me tromperait en semblable présage,

Vieille d’expérience es cautèles d’amour,

Plus que lui la pauvreté est captive à son tour,

Une vive étincelle a pénétré dans l’âme,

Qui de glace jadis la mettra toute en flamme,

Encore dirait-on, leurs gestes opposés,

Que ce sont maintenant cors métamorphosés,

La passion de l’un à l’autre transportée,

Seuls les voici, tu peux leur nuire, confrontée,

Assoir dessus l’indice un dernier jugement,

Le plus aveugle peut lire ce changement.

 

 

Scène V

 

FRÉGONDE, LE MARQUIS, NOURRICE, DOM YVAN

 

FRÉGONDE.

On dirait que surpris en cette solitude,

Vous désirez convaincre après d’ingratitude,

Ceux qui ne peuvent pas s’acquitter du devoir,

Ne pareil bienfaiteur dignement recevoir :

Mais quiconque voudra m’ouïr sur ma défense,

Vous trouvera vers vous coupable de l’offense,

Qui deviez un esclave au moins faire avertir,

Sur peine, incommodé, du présent repentir.

LE MARQUIS.

Qui pratique entre amis autre cérémonie,

Du titre dégénère en pure tyrannie,

Une pompe royale et qui bouffe d’orgueil

Odieuse me put, j’estime plus l’accueil

Où l’âme sur la face éprouve un bon courage,

Ou l’hospitalité revienne au premier âge,

Où la gaie franchise obtienne un passe port,

Tel que de l’obtenir chez vous je me fais fort.

FRÉGONDE.

Avec juste raison, favorable Neptune,

Qui du naufrage avez gardé notre fortune.

LE MARQUIS.

Moi madame ? jamais, l’honneur ne m’est pas du

D’un devoir d’amitié que quelqu’autre a rendu.

FRÉGONDE.

Toute humeur magnanime en même sorte oublie

Les bienfaits conférés, et onc ne les publie,

Des vôtres je ne puis me les remémorer,

Sans ingrate me voir sur le point de plorer.

NOURRICE.

Simple femme tu cours aux extrêmes, peu caute,

La réparation plus grande que ta faute.

LE MARQUIS.

Possible quelque jour aurons-nous le crédit

D’obliger qui mérite en ce siècle maudit,

Un grade à sa vertu parfaite convenable,

Et lors m’en savoir gré sera plus raisonnable.

FRÉGONDE.

Ôtons ce plus, de grâce, ou ma témérité

S’osera dispenser avec la vérité.

Que le Ciel inspira votre âme généreuse,

À vouloir l’innocence affranchir malheureuse,

Volonté que suivit à même heure l’effet,

Contre le mal ainsi le bien vous avez fait.

LE MARQUIS.

Ce frénétique mal coulé de ma mémoire,

Passe en guise de songe et me pêne à le croire,

Mal qui n’adviendra plus, car sa cause a cessé

Chez un que le remords équitable a pressé ;

Changeons propos, voici l’homme que je désire,

Mon hôte nous allons bientôt adieu vous dire,

Après mille mercis avisez seulement

En quoi je vous pourrai servir fidèlement.

DOM YVAN.

Tel service regarde un qui ne tient cent vies,

Si cela se pouvait, en lieu d’une ravies,

Des obligations qu’il vous a, l’acquitter,

Et que suprême honneur, daignâtes visiter,

Où nul contentement ne m’arrête, capable,

Vers qui d’ingratitude ores je suis coupable,

Mais, monseigneur, selon la divine bonté,

Pour véritable effet prenez la volonté.

LE MARQUIS.

Laissons ces compliments a des âmes fardées,

Les régies entre nous d’une amitié gardées,

Qui passe, indifférente, au respect mutuel,

Dont le nœud de ma part dure perpétuel,

Dont les fruits peu à peu sortiront en lumière,

Tandis conservez-vous la créance première

D’avoir qui chez le Roi procurera toujours

En votre avancement le calme de vos jours,

Adieu mon bon ami, adieu ma chère dame,

Vivez beau couple heureux animé par une âme,

Page cours la dedans, vite, vite avertir

Le Comte que je suis sur le point de partir.

 

 

ACTE VI

 

 

Scène première

 

ALFONSE, LE MARQUIS, DOM YVAN, MESSAGER

 

ALFONSE.

La grandeur principale aux Monarques requise,

Et qui plus, décédés, leur mémoire éternise,

N’est la possession d’un empire touchant,

Les bornes de l’Aurore et celles du couchant.

Ne git à subjuguer mille peuples étranges ;

Le ciment plus durable à bâtir nos louanges,

Se puise en la vertu comme souverain bien,

Tout Prince dénué de la vertu n’est rien,

Vertu telle de soi que l’émail d’un parterre,

Où maintes belles fleures font ombrage à la terre,

L’une d’elles pourtant se remporte le pris,

Sur qui l’œil attentif demeure plus épris :

Ainsi que la justice es âmes généreuses,

Es âmes de l’honneur véritable, amoureuses,

Es âmes que le Ciel destine à commander,

Or n’a-telle chez nous que deux points à garder,

La récompense aux bons et aux méchants la peine,

Ce qui donne à l’état une assurance pleine,

Ce qui m’ose promettre un nom parmi les Rois,

Quand la parque chez moi jouira de ses droits.

LE MARQUIS.

Ce beau los obtenu, précieux héritage,

Sire, vous a donné le notable avantage,

De n’attendre la tombe ains de la prévenir,

Immortel à présent comme au siècle à venir,

Renommé dans le monde ainsi que le vrai phare,

De quiconque se ceint le chef d’une tiare,

Ainsi que vrai modèle imitable à jamais,

De ceux qu’honorera le sceptre désormais.

ALFONSE.

Vous me désobligez sachant qu’un Prince sage

S’aime moins de la voix flatté que du courage,

Onc la présomption ne m’aveugla si fort,

Ne fit à la raison ce violent effort,

De lui persuader que la haute fortune

Nous exemptât du vice, autres qu’une Commune,

Sinon que cultivez, qu’a l’honneur plus ardents,

On évite beaucoup de honteux accidents,

Que l’on force, en un mot, avec la nourriture

Ces imperfections qui coulent de nature,

Joint que les Rois qui sont un exemple a chacun,

Se doivent aux vertus exercer plus qu’aucun :

Retranchons ce discours superflu qui m’offense,

Et qui, flatteur, enfreint une expresse défense,

Autre affaire important veut que sans différer,

Prévoyants, on avise à se mieux assurer ;

La Calabre province et frontière et sujette

Aux courses d’un barbare ennemi qui l’aguette,

Demande quelque chef qui sache comme vous

Réprimer le ravage à craindre de ces loups,

Quelque âme courageuse et prudente et loyale,

En ce lieu conservant l’autorité royale,

Il est vrai qu’éloigné, mon conseil souffre ainsi

Qu’un des astres absent qui l’éclairait ici,

Ce concert de l’état perdra son harmonie,

Bref ce que l’un m’enjoint l’autre me le dénie,

Par deux extrémités de contraires réduit

À préférer qui moins dommageable me nuit.

LE MARQUIS.

Monarque incomparable en qui le Ciel assemble,

Les trésors épuisés de ses grâces ensemble,

Votre Majesté m’a, libérale, pourvu

D’honneurs que posséder nul autre ne s’est vu

Au comble parvenus, déjà la pâle envie

Murmure en leur excès qui lui donne la vie,

Chacun dit, et non pas sans voile spécieux,

Que mon heur à beaucoup devient pernicieux,

Que ma fortune peut à maint autre suffire,

Autant ou plus que moi nécessaire à l’Empire,

Je la supplierai donc m’alléger ce fardeau

Plutôt que de l’accroître en tel grade nouveau,

Plutôt que mon sujet le révolte fomente,

Plutôt que sous un vent prospère qui s’augmente,

Mes voiles éclatés, la nef se coule à fond,

Naufrage que plusieurs en cas semblable font,

Qu’ores votre bonté du péril me dispense

À quelqu’autre gardant pareille récompense,

Fidèle reconnu, qui sache son devoir,

Et puisse à l’occurrence importante pourvoir.

ALFONSE.

Tel modeste refus à son auteur mérite,

Une grandeur qui n’ait de puissance prescrite,

Qui seconde la mienne utile a son repos :

Or puis que ne trouvez cette charge à propos,

Voyons de la commettre a personne capable,

Qui ne me face pas d’imprudence coupable,

Dites et franchement à quelle élection

Vous incline le plus la saine affection.

LE MARQUIS.

À ce commandement, la parole avancée

Sans feinte comme ailleurs ouvrira ma pensée,

Certain vieil cavalier au possible vaillant,

Et à qui rien ne va de l’homme défaillant,

Sinon que trop honteux il manque en l’assurance

Que donne aux courtisans une vaine apparence,

Qui les jette, effrontés, d’abord dans les honneurs,

De l’oreille des Rois subtils empoisonneurs :

Ce brave Dom Yuan, Sire, n’est que le même,

À qui votre clémence au besoin plus extrême

Restitua les biens d’un procès engloutis,

Biens à ce grand courage assez mal départis :

Employé, j’oserai piéger sa prud’homie,

Sensible, incompatible à la moindre infamie,

Qui craint le déshonneur, hait l’avarice à mort,

Mûr quand au jugement, d’esprit solide et fort ;

Tout propre à cultiver un si beau champ de gloire,

Qui voudrait la dessus mon témoignage croire.

ALFONSE.

Vous me remémorez un homme dont l’abord

Et le grave entretien me contentèrent fort,

Dès l’heure mon esprit agréa son service,

Ainsi que d’un qui n’est aux affaires novice,

Mais disparu depuis, autres soins survenus

Qui font les Rois avant leur vieillesse chenus,

Rompirent ce dessein que la bonne fortune

Lui renoue à une heure encor plus opportune :

Qu’on le face venir, je tien ce jour heureux

Qui me doit acquérir un homme valeureux,

Qui le tire, inconnu, de l’ignoble poussière,

Où sa vertu d’agir trouve une ample matière,

Vertu qui se néglige alors qu’elle n’a pas

Es honneurs concédez un généreux appas.

LE MARQUIS.

Le coursier tout un siècle oisif dedans l’étable,

N’a sa libre carrière après plus délectable,

Que ce brave courage à l’impourvu remis

Ou se faire valoir il lui sera permis,

Ou le Prince servi dorénavant l’assure

Contre l’oppression, d’une défense sûre ;

Bien que la gloire soit son magnanime pris,

Le voici, qui douteux, travaille ses esprits

Dessus l’occasion du mandement cachée :

Toutefois à ce front l’âme semble touchée

D’une inspiration du bon heur à venir,

Tant paraît l’allégresse empreinte le tenir.

ALFONSE.

Son fidèle rapport de votre suffisance,

Inconnue et a qui la honte fît nuisance,

Joint qu’une impression, physionome expert,

Me présage qu’en vous tel espoir ne se perd :

Pour semblables raisons sachez que l’on vous donne

La Calabre à régir et défendre en personne,

Province que l’on sait première pour l’honneur,

Désirer un capable et sage gouverneur,

Un qui jeune ait appris le métier de la guerre,

Qui léger aux exploits précède le tonnerre,

Qui conserve Thémis en son autorité,

Et bref qui montre avoir tel grade mérité :

Pilote prenez donc cette nef à conduire,

Nef où la sûreté flottera de l’Empire,

Plus l’office commis sera laborieux,

Tant plus il vous résulte utile et glorieux.

DOM YVAN.

Sire, pareil bien fait la parole me lie,

Que refuser serait une ingrate folie,

Que croire mériter, une témérité,

Et qui ne tirera de ma sincérité

Une promesse enflée, arrogante hautaine,

Qui démente l’issue au futur incertaine :

Mon zèle ne s’oblige à plus que le pouvoir,

Qu’à rendre de sujet le généreux devoir,

Et jusques au soupir suprême de la vie,

Persister, immuable, en ma première envie :

Toujours inaccessible à l’or contagieux,

Penché vers l’innocent du courage et des yeux,

Toujours prêt a souffrir mille morts au lieu d’une,

Plutôt que m’aveugler aux rais de ma fortune,

Plutôt que qui m’appelle intercesseur ici,

Participe, honteux, en mon los obscurci.

ALFONSE.

En ces points accomplis ma volonté parfaite

Qui n’espérerait bien de l’élection faite ?

En ces points observez l’espoir plus que content

De circonspections davantage n’étend,

Mon Empire oserait permettre sa conduite

À quiconque a l’esprit en ces maximes duite,

Fermes pivots d’état, fondements assurés,

Moyens pour subsister, de Palas tempérés,

Reste qu’à l’équipage honorable on avise,

Mais quelque député la face peu rassise,

Comme éperdu vers nous s’achemine hâtif,

Apprenons qui le rend soucieux et craintif.

MESSAGER.

Monarque le support, le refuge, le père

De vos peuples, pendant la fortune impropères,

La Calabre m’envoie un avis apporter,

Qui semble de sa perte éminente importer :

Avis dont la teneur est qu’une flotte armée

De Turcs la doit bientôt investir, alarmée,

Elle rode la mer peu a peu s’approchant,

Et qui pis le trafic ordinaire empêchant,

Prête à faire un effort si tôt que la tourmente

Calmera tant soit peu sa rage véhémente :

On a muni les ports, résolu de mourir

Chacun veut au besoin ses lares secourir :

Mais il nous manque un chef pourvu d’expérience,

À qui Mars ait appris sa guerrière science,

Qui sache user de nous selon l’occasion,

Et prévenir en l’ordre une confusion ;

Sire, sur ce sujet la Province éplorée

Vers votre Majesté me députe, implorée,

À ce qu’elle lui daigne un pasteur envoyer,

Qui puisse l’infidèle opposé, foudroyer,

Qui repousse avec nous l’adversaire insolence,

Là, mon devoir fini, m’imposera silence.

ALFONSE.

Voyez que ce destin qui préside la haut,

Semond votre courage à soutenir l’assaut,

Offre ce bel essai de valeur qui lui donne

L’inestimable pris d’une verte couronne.

Dressez donc diligent le guerrier appareil,

À un chef nécessaire en accident pareil,

Faites de bons soldats élite entre nos bandes,

Vieillies aux exploits d’entreprises plus grandes,

Que l’argent ne s’épargne, a qui veut triompher

Autant et voire plus utile que le fer.

DOM YVAN.

Sire, avec ces moyens, l’âme moins généreuse,

L’issue du dessein ne peut que rendre heureuse,

Et ma fidélité sous semblable support

Se promet dedans peu la victoire ou la mort.

 

 

Scène II

 

FRÉGONDE, NOURRICE, DOM YVAN

 

FRÉGONDE.

Certes sa galantise a présent reconnue,

De mon opinion mauvaise diminue,

Trop craintive jadis, je me donne le tort,

Cette modeste humeur hait l’impudence à mort,

La prudence chez lui poise chaque parole,

Sans rien participer d’une jeunesse folle,

Qui sait sa passion, s’il en a, retenir,

Si bien qu’en évidence elle ne peut venir,

Si bien que désormais honorable j’estime

La conversation d’un seigneur magnanime,

Courtois, respectueux, en effet accompli,

Et dont les actions ne prennent qu’un bon pli :

Nourrice qu’en dis-tu ? la muette pensée

Remâche un souvenir de l’injure passée,

Pardonne, l’oubliant, à la timidité

Qui ne me prendra plus sachant la vérité :

La femme ne saurait mettre en trop sûre garde

Sa réputation que moindre cas hasarde,

Parle, di ton avis sur ce que par plaisir

Tu auras remarqué de lui tout à loisir.

NOURRICE.

Suspecte, consultez quelque autre indifférente,

Quelque autre à des rigueurs brutales adhérente,

Un affront enduré demeure là dedans,

Qui ne tente deux fois les mêmes accidents.

FRÉGONDE.

Me voudrais-tu garder de la haine au courage,

Après ce repentir qui surpasse l’outrage,

On aurait conspiré ma mort à ce pris là,

Sans que je fisse après mention de cela.

NOURRICE.

Qu’importe mon avis en chose qu’avez vue,

D’assez de jugement et plus que moi pourvue.

FRÉGONDE.

L’âge ne le permet, encore avoueras-tu

Que peu, de ce seigneur approchent la vertu,

Qu’il a je ne sais quoi de majesté royale,

Le port gravement doux, la face martiale,

Si fluide en discours, qu’a l’entendre parler

Vue source de miel charmeur il fait couler,

Digne, digne vraiment, comme rare merveille,

De posséder du Roi le courage et l’oreille :

Ô trois et quatre fois heureuse la moitié,

Qui doit borner un jour sa pudique amitié.

NOURRICE.

Vous ne dites pas tout en quoi plus il excelle,

Au mépris, à son tour, équitable de celle

Qui voudrait bien pouvoir, devinez le surplus,

Reprendre cet oiseau de la première glus.

FRÉGONDE.

Sinistre impression qui t’abuse et m’offense,

Mon honneur tient toujours sur la même défense.

Sinon qu’après l’épreuve un peu moins défiant,

Ains dessus sa vertu solide s’appuyant,

J’oserai l’approcher familière privée,

Une amitié louable entre nous cultivée,

Que mon époux désire et me commande exprès,

Trouves-tu là dessus que censurer après ?

NOURRICE.

Maintes fois l’imprudence appelle son dommage,

Et ce qu’elle présume une trompeuse image,

En véritable cors à la longue renient :

Ah voici votre époux aperçu qui revient

Avec un front joyeux, quelque-bonne nouvelle

Apprise chez le Roi le met comme en cervelle,

Le ravit à part soi dedans le souvenir

D’un heur que l’esprit voit présent ou à venir.

 

 

Scène III

 

FRÉGONDE, DOM YVAN

 

FRÉGONDE.

À peine croirez vous ce changement étrange,

De crainte en assurance, à de blâme en louange,

Non plus que le sujet qui forme ce discours,

Chez qui notre bon droit a trouvé du secours,

Ah monsieur, quel ami, je ne sache héritage

Qu’on puisse posséder avec tel avantage,

Sans mentir qu’à l’égal toutes ses actions

Ont un mérite à part en leurs perfections.

DOM YVAN.

Plus qu’un siècle employé ne les saurait dépeindre,

Plus qu’autre des mortels n’est suffisant d’atteindre,

Sa première faveur nous conserva les biens,

Et brisa d’un procès les funestes liens,

Simple éclair qui ne fit qu’annoncer la veuve

D’une dernière en qui la Calabre obtenue

Me reçoit gouverneur, le Roi me la donnant,

En titre souverain d’unique Lieutenant :

Préparons-nous mon âme à ce départ ensemble,

Ta couleur s’apâlit, le cors émeu te tremble,

D’où proviendrait cela ? sinon que les esprits

Un aise immodéré ne tolèrent surpris.

FRÉGONDE.

Ce regret de laisser sa demeure natale

Naples un paradis habité dans l’Itale,

Me cause la faiblesse et donne à cet honneur,

Ainsi qu’un contrepoids opposé de bonheur,

Inégal néanmoins et de nulle durée,

Notre félicité future comparée,

Qui mes vœux accomplis n’a plus que désirer,

Qui ne saurait plus haut désormais aspirer.

DOM YVAN.

Présume déjà voir un monde qui prépare,

À nos réceptions tout ce qu’il a de rare,

Qui dessous ma conduite une victoire attend,

En son calme assuré le pays remettant,

Bel. appas glorieux qui gagne son courage,

Qui retourné vainqueur du martial orage,

Nous établit après un amoureux repos :

Or allons en effet convertir ce propos.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

L’OMBRE DE DOM YVAN, FRÉGONDE, NOURRICE, CATALDE

 

L’OMBRE.

Avant que le soleil chasse l’ombre du pôle,

Prête chère moitié l’oreille à ma parole,

Revoit ma triste image une dernière fois,

Image de ce cors qu’embrasser tu soulais,

Que l’homicide Mars pour jamais te sépare,

Mais à qui de la vie vue perte il répare,

En ce qu’un beau laurier précède mon cyprès,

Chose que t’apprendra son messager exprès.

Autre sujet vers toi derechef ne m’amène,

Qu’afin de prévenir ta douloureuse peine,

Terminer un veuvage à son commencement,

Veuvage qui me plaît en ton avancement :

Car esprit repurgé de la terrestre masse,

Je lis tous les secrets de l’âme sur ta face,

Là tu ne peux cacher une inclination

Vers ce Marquis l’honneur de notre nation,

Son seul objet fit brèche en ta chaste pensée,

Offense à notre amour insensible passée,

Offense qui se doit au destin référer,

Qui te semble en cela du futur inspirer.

Réprime donc les pleurs désormais inutiles,

Vu qu’en elles mes jours tranchez tu ne refiles,

Ma mémoire sans plus empreinte au souvenir,

Va de ta résistance une palme obtenir,

Va faire ce Héros qui fut mon plus intime,

De mon plus précieux successeur légitime,

Va sa couche remplir d’un provin de neveux,

Tandis je me replonge en l’Achéron larveux.

FRÉGONDE.

Filles secourez-moi, Nourrice viens hâtive

Rassurer la frayeur qui me trouble, chétive,

Le fantôme apparu de mon défunt époux,

Ah la voix ne peut plus.

NOURRICE.

Bon dieu que dites vous ?

FRÉGONDE.

Veuve, le mauvais sort qui dispose des armes,

Est tombé dessus lui pour me noyer en larmes.

NOURRICE.

Un idolâtre amour forme l’illusion.

FRÉGONDE.

L’oracle est trop certain de telle vision.

NOURRICE.

Qui porte ?

FRÉGONDE.

Qui reproche à ma faible constance

Un acte inexpiable à toute repentance.

NOURRICE.

Cela ne m’éclaircit le doute nullement.

FRÉGONDE.

Suffit que le secret m’emplit d’étonnement,

Et ne sortira point de l’âme torturée,

À cent mille vautours éternelle curée.

NOURRICE.

Grande simplicité de croire néanmoins,

Un désastre avenu sans preuve et sans témoins,

Désastre qu’il faudrait supporter à l’extrême,

Puisque tous les humains courent fortune même,

Et foulent une fois le chemin de la mort,

Mais quelqu’un vient à nous.

CATALDE.

Ô funeste rapport,

Ô panure Dame hélas ! arme toi de constance,

Pour lui faire, entendu, capable résistance.

FRÉGONDE.

Nourrice il ne vit plus, ce triste messager

Ne nous donne que trop sa perte à préjuger.

CATALDE.

Sa majesté m’envoie, atteinte dedans l’âme

D’un extrême regret, vous consoler, madame,

Dessus l’avis reçu que votre époux vaillant,

Vainqueur à son service est mort en bataillant,

Elle vous veut servir et d’époux et de père ;

Offre qui la douleur doit rendre plus légère

Outre que le défunt à ce brave trépas,

Éternise sa gloire, entre nous ne meurt pas :

Outre qu’il ne pouvait aux siècles mémorable,

Un sépulcre choisir qui fut plus honorable,

Plus digne de sa vie et moins à déplorer,

Veillez donc ce destin, patiente, endurer.

FRÉGONDE.

Ô dure patience, ô dure destinée,

Parque n’allonge plus ma trame infortunée.

Ne répand plus, Soleil, tes rayons odieux

Dessus une autre Hécube en son deuil furieux,

La seule nuit me plaît horriblement profonde,

Que le Styx par neuf fois emmure de son onde,

Où tu es, cher époux, ma veuve attendant,

Où dans peu je te sui notre amour ne fraudant.

CATALDE.

Que pareilles douleurs passent dessous silence,

N’ébranlent vu courage avec leur violence,

Non cela ne se peut, reste madame afin

Que ce deuil consolé trouve plutôt sa fin,

De revenir en Cour acceptant mon escorte,

Et là sa majesté présente se fait forte

D’un second surrogé à la place du mort,

Avec mêmes honneurs, avec même support.

FRÉGONDE.

Hélas mon bon ami, autre dessein me mène,

Le Roi m’oblige trop vous donnant cette peine,

Retournez l’assurer ce devoir acquitté,

Qu’ainsi que mon époux le monde m’a quitté,

Que je consacre a Dieu le reste de mon âge,

Qu’un cloître désormais bornera mon veuvage :

Sainte inspiration que ce Prince pieux,

Ne voudrait empêcher y connaissant mon mieux.

CATALDE.

En ce sacré dessein vous me fermez la bouche,

Veuille le tout-puissant à qui l’affaire touche,

Si ce vœu précipit sort de l’affection

Le mettre favorable à sa perfection.

 

 

Scène II

 

LE MARQUIS, LE COMTE

 

LE MARQUIS.

Comme l’unique ami qu’au monde je révère,

Sachez que mon amour vertueux persévère,

Vertueux qui n’a plus un instable dessein,

Qui borne ses désirs en ce pudique sein,

Qui ne prêtent faveur quelconque indigne d’elle,

Et qu’autre qu’un époux la mérite fidèle,

Non que j’eusse perfide en l’âme respiré

Le meurtre d’un ami au combat expiré,

Veuve, à mon grand regret, où le ciel me confonde,

Pareille liaison n’a plus d’obstacle au monde,

Le mari trépassé à juste titre mis

Premier du second rang de mes meilleurs amis,

M’oblige a rallumer la torche nuptiale,

Avec une moitié qui lui fut si loyale,

M’oblige à susciter des enfants à son nom,

Dans la couche reçu de sa chaste Junon.

LE COMTE.

Louable intention qu’approuve mon suffrage,

Autant que la première étrangea le courage,

Que je lui résistais, capital ennemi,

Qui n’attaque, flatteur, les vices à demi.

Cette dame choisie après l’expérience,

Quand a l’honneur mérite une entière fiance,

D’inestimable pris elle vous rend heureux,

Si le temps a changé ses dédains amoureux,

Car de force vouloir captiver sa pensée,

Une erreur sentirait purement insensée,

Un perdurable amour toute contrainte fuit,

Où ce champ sans humeur que ronces ne produit.

LE MARQUIS.

Vous souvient-il du jour qu’une pluie importune,

Volants l’oiseau nous fit visiter de fortune

Le mari, qu’elle adonc ainsi que de raison,

Accompagnait dedans leur champêtre maison,

Dès lors sa cruauté farouche méconnue,

Un favorable accueil honora ma veuve,

Sa courtoise douceur mon attente déçut,

Et quelque bon espoir de l’avenir conçut,

Au surplus mon dessein-là du tout ne se fie,

Le Roi qui peut beaucoup ardent me fortifie,

En l’obstination de ne démordre point,

Que l’hymen ne nous ait unanimes conjoint,

Venez accompagner ma plus humble prière,

Le voici qu’on dirait instruit sur sa matière,

Me vouloir prévenir ; amour, puissant amour,

Donne qu’à ta faveur je consacre ce jour.

 

 

Scène III

 

ALFONSE, LE MARQUIS, LE COMTE, CATALDE, FRÉGONDE

 

ALFONSE.

Marquis nous achetons trop cher une victoire,

Qui ce grand chef perdu ne laisse que sa gloire,

Puisse vaincre souvent l’infidèle à ce pris.

Sans doute son regret m’afflige les esprits,

Qui flottent incertains au chois d’une personne

Surrogée en sa place à servir la couronne ;

Pourquoi flotter douteux ? autre que vous ne doit

Rendre de sa vertu le fruit qu’on attendait,

Autre que vous régir la Province orpheline,

Je le veux, qu’au plutôt vers elle on s’achemine,

Crainte que j’ennemi ne prît occasion,

De réparer sa perte en la confusion,

Toujours chez un bon chef la prévoyance sage,

Aux périls redoutez doit fermer le passage.

LE MARQUIS.

L’oracle me suffit de ce commandement,

Qui sans le mériter m’honore grandement,

Qui m’oblige, emporté sur l’ardeur de mon zèle,

À faire ce que peut un courage fidèle.

Or suis-je venu, Sire, avec intention

De présenter ici ma supplication

À votre majesté, touchant un mariage

Qui ne retarderait nullement ce voyage,

La veuve du défunt que j’aime dés longtemps,

À peine parvenue en l’Avril d’un printemps,

Épouse concédée, à l’heure ma fortune

N’a plus qui la bonté d’un Monarque importune,

Elle se tient contente, et ce double bienfait

Es services futurs produira son effet.

ALFONSE.

L’élection me plaît d’une si chaste dame,

Mais le deuil excessif vous dérobe son âme,

Qu’ainsi ne soit, voici le propre messager

Qui voulut de ma part sa tristesse alléger,

La reconduire en Cour notre assistance offerte,

Désespérée après le rapport de sa perte.

Catalde référez ce qu’elle vous dit lors,

Le vœu qu’à ses plaisirs elle imposa de morts,

Non qu’en suite pourtant mon pouvoir n’intervienne,

Et ne face qu’au joug possible elle revienne.

CATALDE.

Sa douleur ne saurait s’exprimer de discours,

L’assistance royale offerte de recours,

L’émeut moins qu’une bronze et qu’une roche dure,

Protestant que son deuil jusqu’à la tombe dure,

Que le même regret lui durera toujours,

Qu’un cloître achèvera d’user ses tristes jours,

Selon la vérité voila que je puis dire,

Et que rien qu’a ce vœu la pauvrette n’aspire.

LE MARQUIS.

Que votre majesté la mande seulement,

Enquise, mon amour ne doute nullement

De trouver mutuel quelque place chez elle,

Si son refus au pis me l’obstine rebelle,

Patience, il faudra plier sous ce malheur,

Et dévorer confus ma muette douleur.

ALFONSE.

Vous le prenez fort bien, l’action libre et sainte,

Sur toutes actions ignore la contrainte,

Et forcer la dessus cette veuve beauté,

Serait un sacrilège horrible en cruauté,

Va la faire venir du prochain monastère,

Où elle s’habitue à une vie austère,

Dépêche, mon vouloir d’excuse ne reçoit,

Qu’on me l’amène ici a tel pris que ce soit,

Pourvu qu’elle réserve en son âme glacée,

La moindre impression d’une flamme passée,

Nous lui rallumerons plus vive que jamais

Sa volonté fléchie, ores je me promets.

Maxime que l’appas des douceurs d’hyménée,

Fait que l’on vient à bout de la plus obstinée,

Encore nommément, plutôt beaucoup depuis

Qu’elle aura savouré les amoureuses nuits,

Qu’un regrettable époux abandonne sa couche,

Nature portant là toujours la même touche :

Mais l’aperçois-je pas venir à qui le teint

Dedans les longues pleurs ses roses à déteint,

Courage votre aspect un peu la recolore,

Telle qu’en un jour sombre on remarque l’Aurore.

LE MARQUIS.

Ô véritable deuil que ton objet heureux,

À l’ombre séjouit des myrtes odoreux,

De celui que tu plains le sort me fait envie,

Pour être ainsi ploré je donnerai ma vie.

ALFONSE.

Madame jusqu’ici le droit de l’amitié,

Vous permit regretter une douce moitié,

Maintenant le Marquis à sa place succède,

Qui d’honneurs, de courage et d’amour ne lui cède,

Qui vous demande à femme et son pourchas plus sûr

Estime m’ayant pris fidèle intercesseur,

Ne le refusez pas, ce vœu ne fait que naître,

Sur qui votre désir demeure encore maître,

Laissons le faire place au mariage heureux,

Laissons le faire place aux ébats amoureux :

Oncques pair plus égal ne subit l’hyménée,

Oncques dame ne fut mieux que vous fortunée,

Qui ne pouvez sinon gagner au changement,

Or sus résolvez, vous là dessus sagement.

FRÉGONDE.

Sire, ma volonté que la votre captive,

À tel commandement ne s’oppose rétive,

Aussi que des mortels aucun autre que lui,

Ce mien vœu commencé ne romprait aujourd’hui,

Ses mérites me sont ainsi qu’une balance,

Qui l’emporte insensible avec sa violence,

Agréable pourtant que servirait mentir,

Et à l’heur proposé feindre ne consentir.

Sire, que seulement premier on me permette,

De rendre les honneurs à la cendre muette

Du défunt que si tôt je ne puis oublier,

De qui je ne puis trop les honneurs publier.

ALFONSE.

Ô sage, ô vertueuse, ô pudique réponse,

Qu’un cœur franc et ouvert par la bouche prononce.

Oui, faites à loisir ce que la Diète

Commande vers ceux-là qui chers nous ont été ;

Le Marquis cependant modérera sa flamme,

De l’infaillible espoir qui lui rit dedans l’âme,

Pareil au laboureur qui regarde, content,

Mûrir hors de danger la moisson qu’il attend,

Pareil au voyageur insensible à la peine,

Sur l’objet assuré d’une proche fontaine,

Où son ardente soif s’éteint en la liqueur,

Qui lui redonne a coup les forces et le cœur :

Car la tyranniser, sa prière éconduite,

Des larmes à l’hymen par les cheveux conduite,

Vous ne le voulez pas, trop discret connaissant

Cette trêve équitable en un deuil si récent.

LE MARQUIS.

Non, Sire, et ce devoir ne m’acquitte vers elle,

Moins que vers un ami de mémoire éternelle,

À qui mes yeux encor contribueront des pleurs,

Mes mains dessus sa tombe une moisson de fleurs,

La parole suffit qu’inviolable donne

Celle a qui les désirs et l’âme l’abandonne.

FRÉGONDE.

Là comme ailleurs, par tout votre vertu reluit,

Qui n’espère chez moi récompense ne fruit,

Hormis l’intégrité d’une affection pure,

Une fidélité jusqu’a la sépulture,

Une humble obéissance, un respect, un honneur,

Au Soleil consacrez qui rallume mon heur.

ALFONSE.

Conformes en désirs, épris de même flamme,

Ou pour le dire mieux, qui n’êtes plus qu’une âme,

Donnons au trépassé ses lugubres honneurs,

Que Princes, Cavaliers, Gendarmes, Gouverneurs,

Assistent le convoi de sa pompe funèbre,

Que ma présence veut rendre en( !or plus célèbre,

Car semblable valeur ne peut trop s’honorer,

Que dût-elle aussi bien revivre à la plorer ;

Au reste, après l’acquit de ce devoir suprême,

En suite on passera joyeux à l’autre extrême,

L’hyménée accompli payant a vos amours

L’usure que demande une perte de jours,

Qui surpasse en ébats, en festins magnifiques,

L’orgueil enseveli des siècles plus antiques,

Et qui puisse en faveur du conjugal amour,

Une race guerrière épancher quelque jour.

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